back Is it a Bird? Is it a Plane?(*)
C'est un film de paysage!

Texte de la dramaturge Maaike Bleeker écrit à l'occasion de la première de "A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film" au festival culturel annuel steirisc[:her:]bst à Graz en Autriche (2000).

Lorsque j'ai été invitée à écrire un texte pour la première de A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film de Renée Kool, je me suis sentie partagée entre une agréable surprise et une certaine perplexité. Agréable, parce que le travail de Renée Kool suscite mon admiration, et d'ailleurs depuis quelque temps j'avais envisagé d'écrire à ce sujet. Perplexe, car ne sachant exactement ce que j'étais censée écrire, ni sur quoi écrire. En effet, A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film n'est pas une œuvre filmique à proprement parler, pas plus que la première n'est une première au sens habituel du terme. En fait A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film interroge la notion d'œuvre en tant qu'objet arrêté, achevé. C'est une invitation faite au spectateur à se promener, à la suite de quoi le 'film' apparaît; en conséquence, l'œuvre ne consiste pas tant en une chose déjà faite, qu'en une chose à faire.

A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film fait partie d'un projet en cours qui a précédemment donné lieu à diverses présentations : d'abord sous la forme d'une installation environnementale faite de diapositives projetées, puis d'un photomontage imprimé sur huit pages consécutives dans un magazine, et ensuite d'un environnement en forme de panorama composé d'images photocopiées grandeur nature, collées à même les murs du musée et éclairées par des projecteurs de diapositives. Toutes ces propositions prennent naissance dans une série de photographies prises dans un laps de temps d'environ 7 minutes lors d'un dimanche après-midi ensoleillé au parc de la Villette à Paris. Les photos constituent le matériau de base de ces projets mais n'en sont pas nécessairement le matériau exclusif. Par exemple, lors de l'exposition intitulée Unfortunately last Sunday Afternoon somebody left the door open… (au musée Het Domain à Sittard, en 2000), Renée Kool introduit un membre du personnel du musée, Mme Sieglien Ceder, dans le paysage du parc de la Villette. Le fait que Renée Kool appelle les divers dispositifs de A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris les parties d'un projet en cours, est important. En effet, il ne s'agit pas là d'une série de travaux, mais plutôt des manifestations distinctes d'une seule et même 'œuvre', c'est à dire des différentes formes au travers desquelles cette 'œuvre' se donne à voir. Cela apparaît encore plus clairement dans la dernière version de A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris présentée à Graz dans le cadre de l'exposition <hers> au sein du festival Steiricher Herbst.

A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film consiste en un photomontage numérique projeté sur le mur d'une rotonde, elle-même située au sein du bâtiment où se déroule l'exposition. La projection de grande dimension, l'espace courbe de la rotonde servant de support à l'image, tout comme l'image elle-même -une vue du parc de la Villette-, évoquent la tradition des peintures de panorama : appliquées à l'intérieur d'une surface cylindrique, elles offrent au spectateur l'illusion d'être entouré de façon continue d'un paysage réel ou imaginaire. Le panorama représente le monde sensible comme présence stable qui est "là pour être vue". Il s'adresse au spectateur comme si celui-ci, doté d'un œil omnivoyant, était placé au centre d'un monde visible qui peut être vu "tel qu'il est". Ainsi la peinture de panorama corrobore la notion cartésienne de sujet sans remettre en question la conception de la vision qui s'y rattache. C'est très précisément cette notion de la vision -ce que voir signifie- qui est interrogée par les différents dispositifs de A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris.

(*) NdT : "Est-ce que c'est un oiseau ou un avion?", phrase tirée des bandes dessinées relatant les aventures de Superman, dans les années quarante.

Cependant, dans A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film, l'image projetée du parc de la Villette n'est pas une image continue encerclant le spectateur. Au contraire, seul un fragment du parc est projeté sur le mur courbe de la rotonde. Le contenu de ce fragment dépend du visiteur, invité à utiliser six manettes grâce auxquelles il peut déplacer le cadrage de droite à gauche, et de haut en bas, effectuer un zoom avant ou arrière. Il peut ainsi parcourir l'image, s'y déplacer à volonté, sans jamais toutefois pouvoir l'embrasser dans son ensemble. La seule façon d'appréhender l'image du parc est de s'y promener, et de la traverser visuellement. Par conséquent, plus certainement encore que dans un film conventionnel, le 'film' de Renée Kool dépend de la présence du spectateur. Pas seulement parce qu'une durée partagée est requise (le temps de la projection et celui de la vision), cela est vrai aussi dans le film conventionnel, mais parce que la seule façon de voir le 'panorama' est pour chacun de construire son propre film. En d'autres termes, nous devons dialoguer avec l'image du parc, l'explorer, nous y engager, y exécuter des zooms avant et arrière, des travellings de gauche à droite, et de haut en bas. Le 'film' exige un engagement actif et extrême de la part du spectateur : chaque moment de la durée du film est littéralement le produit de l'interaction entre l'installation et son regardeur. Le film n'existe donc que de par cette interactivité, il n'existe qu'au moment où il est vu et fait. Ce que Renée Kool a appelé un film se transforme en théâtre.

Le titre et le sujet du projet A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film rappelle la célèbre toile de Seurat Un dimanche après-midi à l'île de la Grande Jatte (1884 -1886). Dans la version 'film' de A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris le grain de l'image photographique démesurément agrandie évoque les effets de la technique pointilliste, même si c'est en noir et blanc et non en couleur. Plus on entre dans l'image à l'aide du zoom, plus l'image se désagrège en taches et en points jusqu'à ce que sa perception en tant qu'image devienne difficile.
Jonathan Crary a observé (in Suspension of perception : Attention, Spectacle and Modern Culture, 1999), que manifestement le visiteur aborde physiquement l'œuvre de Seurat, effectuant des mouvements d'avant en arrière, faisant l'expérience d'abord de la proximité, qui offre la possibilité de distinguer chaque tache de couleur et rend évidente la nature construite de la surface, puis de l'éloignement où la surface fusionne et présente le reflet d'un monde reconnaissable. Ce qui apparaît en tant que corps distinct ou comme objet de la vision est montré de façon efficace, ce qui constitue une économie de représentation mentale. Tandis que l'oscillation inhérente à l'expérience que l'on fait, face à la peinture pointilliste de Seurat, interdit l'organisation d'une perception unique, mais laisse subsister au contraire une zone d'incertitude entre les éléments constitutifs et leur fusion jamais complètement achevée. Par cette observation, Crary réfute les lectures modernistes de Seurat qui attirent unilatéralement l'attention sur son classicisme et sur l'équilibre structurel de ses compositions. Il conclue au contraire que les toiles de Seurat hésitent de façon ambiguë entre deux registres, "entre le tableau métrique et homogène, vaguement synonyme d'espace au sens classique, et un registre perceptif déstabilisé qui suppose un observateur physiquement présent et mobile." (Crary, 1999, p.190)

A l'instar de la peinture de Seurat, le 'film' de Renée Kool perturbe l'immédiateté suggérée par les conceptions modernistes de la vision en attirant l'attention sur le successif comme condition empirique de la perception. Le 'film' témoigne de la conscience réfléchie et systématique du rôle joué par le spectateur dans la constitution de l'œuvre, et ce, de manière encore plus radicale que Seurat dans La Grande Jatte, en ce qu'il n'offre pas de composition classique pour contrebalancer une expérience perceptive déstabilisante. D'abord, parce que la composition globale du panorama réalisé numériquement sur Photoshop ne peut jamais être saisie dans sa totalité, mais doit être construite en tant qu'image mentale par le spectateur au cours de son exploration et de ses allées et venues : à chaque instant il doit décider comment le seul fragment proposé par le cadrage se rapporte aux autres fragments. Ensuite, parce que ce qui est donné à explorer est explicitement annoncé comme une construction basée sur une série de photos prises dans un laps de temps de sept minutes. Par ce moyen le photomontage souligne son mode de production. L'assemblage n'y est ni dénié ni effacé, les bords des différentes photos sont toujours visibles. Donc, alors même que le "panorama" de Renée Kool peut, au départ, sembler confirmer le point de vue unique postulé par la peinture de panorama (soit une série d'images réalisées à partir d'un seul point de l'espace), c'est ce caractère d'unicité qui est remis en question ici. Les passants qui traversent le parc de la Villette, au moment où les photographies sont prises, apparaissent plusieurs fois dans le montage en des moments successifs. Cette durée est donc déployée dans l'image numérique du parc, présenté selon un point de vue espacé dans le temps. De plus, certaines parties du parc sont répétées, ce qui accentue encore l'espacement de l'espace.

Ainsi donc le film de Renée Kool, tout comme la peinture de Seurat, attire l'attention sur le successif comme condition nécessaire de la perception. Chez Seurat, ce rapport de succession contraste avec une image cohérente née d'un point de vue unique. Le peintre suggère ainsi une opposition entre la perception en tant que fruit d'un travail, et le monde visible en tant que présence immuable indépendante du spectateur. Le monde sensible se manifeste comme une présence au regard de laquelle nous pouvons mesurer le travail accompli dans l'acte de percevoir. Par contre chez Renée Kool, c'est le monde visible lui-même qui se manifeste comme construction résultant de l'activité d'un spectateur qui, à partir d'impressions successives, crée un monde en coupé-collé. A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film dénote un déplacement analogue au "glissement épistémologique" de Roland Barthes dans la conception de textes allant de la notion traditionnelle d'œuvre jusqu'au texte relativisé, celui dont l'unité n'est pas dans son origine mais dans sa destination. De façon similaire, A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film présente un paysage qui incite le spectateur à synthétiser les éléments qui lui sont présentés. Ce paysage est espacé dans le sens où Derrida l'entend avec le concept d'espacement. Aucune composition, ni spatiale ni temporelle, ne prescrit une façon particulière de d'y promener. A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film n'existe que par cette promenade. La promenade est l'œuvre. L'objet de la vision, tel qu'il est représenté par A Sunny Summer Sunday Afternoon in Paris - the film, peut par conséquent être lu comme une métaphore de son sujet. Le film confronte le spectateur au paysage à la manière de Gertrude Stein quand elle usait de la notion de 'pièce-paysage', dans laquelle le paysage ne désigne pas tant ce qui est montré que comment cela est montré (Last Operas and plays, 1995). G. Stein utilise le terme 'pièce-paysage' pour décrire la pièce idéale, celle qui ne raconte pas d'histoire mais se contente de présenter des éléments intéressants. Ce sont là des "choses qui auraient pu composer une histoire, mais tout comme un paysage, elles sont là, sans plus. " (Stein, 1995, LI) et c'est au spectateur d'y dessiner son chemin.

Maaike Bleeker, November 2000



Maaike Bleeker vient de finir un doctorat intitulé "The Locus of Looking : Dissecting Visuality in The Theater" (Le lieu du regard : le visuel au théâtre), à l'ASCA, Amsterdam School of Cultural Analysis, à l'université d'Amsterdam (Pays-Bas). Elle travaille également comme dramaturge avec des metteurs en scène et des chorégraphes. Ses recherches visent à repenser la théorie du théâtre, avec un intérêt particulier pour sa dimension corporelle, affective et multi-sensorielle. En 2000 et 2001, elle a présenté avec Renée Kool le projet "Theater as a Paradigm for Cultural Practice" (Le théâtre comme paradigme pour une pratique culturelle) au Piet Zwart Institute For Fine Arts, post-diplôme de la Willem de Kooning Academy de Rotterdam. Renée Kool et Maaike Bleeker travaillent actuellement sur plusieurs projets communs.


Traduction (2002) : Annie Latimier


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